TRENTE ET UN

 

Les eaux du détroit étaient froides, mais ça n’avait rien de déplaisant. Je me suis laissé glisser du Boubin Islander, j’ai lâché le bastingage et senti la fraîcheur se presser autour de moi à travers la combinaison. C’était une sorte d’étreinte, et je me suis laissé couler, emporté par le poids de mes armes et du harnais Anderson. Quelques mètres sous la surface, j’ai enclenché les systèmes de furtivité et de flottaison. La puissance grav a frissonné et m’a soulevé. J’ai crevé la surface au niveau des yeux, ai rabattu le masque sur la cagoule, et vidangé l’eau des tubes.

Tres est remontée à quelques mètres de moi. A levé une main gantée pour me saluer. J’ai cherché Brasil.

— Jack ?

Sa voix est revenue par le micro à induction, les lèvres tremblantes.

— Sous toi. Fait froid, hein ?

— Je t’avais bien dit de décrocher de ta saloperie de maladie. Isa, tu nous écoutes ?

— À ton avis ?

— Parfait. Tu sais quoi faire ?

— Oui, papa, a-t-elle soupiré. Maintenir la position, garder le silence radio. Transmettre tout ce qui arrivera des autres. Ne pas parler aux étrangers.

— Tout bon.

J’ai levé un bras avec prudence et vu que les systèmes furtifs avaient activé le décalage de réfraction de la combinaison. Assez près du fond, le caméléochrome standard se mettrait en route et me confondrait avec les couleurs du moment. Mais dans l’eau, le décalage me rendait fantomatique, un courant d’air sur l’eau, une illusion de la lumière.

J’y trouvais un certain confort.

— Bon… (J’ai inspiré, plus fort que nécessaire.) On y va.

Je me suis repéré aux lumières de la pointe sud de New Kanagawa, puis à celles de Rila, vingt kilomètres plus loin. Puis j’ai replongé, me suis retourné avec lenteur et me suis mis à nager.

Brasil nous avait amenés aussi loin au sud de la circulation qu’on pouvait le faire sans attirer l’attention, mais nous étions encore loin de Crags. Dans des conditions normales, il aurait fallu au moins quelques heures d’efforts pour y arriver. Les courants, expulsés du détroit par le maelström, aidaient un peu, mais la seule chose qui permettait cette idée de plongée était le système de flottaison. La sécurité électronique aveuglée et assourdie par la tempête orbitale ne pourrait jamais détecter un moteur grav individuel sous l’eau. Et avec un vecteur bien appliqué, la même puissance qui nous maintenait entre deux eaux nous pousserait aussi vers l’avant à vitesse supérieure.

Comme les spectres marins dans la légende de la fille d’Ebisu, nous avons fendu l’eau sombre côte à côte, sans nous toucher de nos bras tendus. Au-dessus de nous, à la surface de la mer, éclosaient fréquemment des fleurs de feu céleste. Le harnais Anderson cliquetait et bouillonnait gentiment à mes oreilles, électrolysant l’oxygène directement dans l’eau autour de moi, mélangeant l’hélium depuis le miniréservoir ultracomp sur mon dos, avant de m’alimenter et de disperser l’air que j’exhalais en bulles plus petites que des œufs de poisson. Au loin, le maelström grondait en un contrepoint de basse.

C’était très paisible.

Oui, ça, c’est la partie facile.

Un souvenir m’a rattrapé dans l’obscurité. Une plongée de nuit au large du corail d’Hirata, avec une fille des quartiers huppés de Newpest. Elle était entrée chez Watanabe un soir, avec Segesvar et d’autres Guerriers Corail, plus une bande de filles à papa qui s’encanaillaient et de durs de Stinktown. Eva ? Irena ? Je me souvenais juste de la tresse enroulée de ses cheveux d’un miel sombre, de ses membres longs et de ses yeux vert scintillant. Elle fumait des roulées au chanvre de mer, mal, s’étouffant sur le mélange âcre avec une fréquence qui faisait rire ses amis plus durs. Je n’avais jamais rien vu d’aussi beau qu’elle.

Avec un effort rare – pour moi – je l’avais arrachée à Segesvar, qui avait l’air de la trouver assommante, nous avais trouvé un petit coin tranquille chez Watanabe, près de la cuisine, et je l’avais monopolisée toute la soirée. Elle avait l’air de venir d’une autre planète. Un père qui tenait à elle et s’occupait d’elle avec une attention que j’aurais trouvée ridicule dans d’autres circonstances. Une mère qui travaillait à mi-temps « juste pour ne pas se sentir complètement ménagère », une maison en dehors de la ville qui était à eux, des visites à Millsport et Erkezes tous les deux ou trois mois. Une tante qui était allée travailler sur une autre planète – ils étaient tous si fiers d’elle – et un frère qui espérait en faire autant. Elle en parlait avec l’abandon de quelqu’un qui trouve tout cela tout à fait normal, et elle toussait en fumant, et elle me souriait souvent, lumineuse.

— Et toi, a-t-elle dit avec un de ces sourires. Qu’est-ce que tu fais pour t’amuser ?

— Je, euh… Je fais de la plongée en corail.

Le sourire est devenu rire.

— Ouais, les Guerriers Corail, j’avais compris. Tu descends où ?

 

— De l’autre côté d’Hirata, j’ai balbutié. Ça te dirait d’essayer, un jour ?

— Bien sûr, a-t-elle répondu en me regardant. Tout de suite ?

C’était l’été à Kossuth, l’humidité ambiante avait atteint les cent pour cent depuis plusieurs semaines. L’idée de plonger me démangeait en permanence. Nous sommes sortis de chez Watanabe et je lui ai montré comment lire le flot des autotaxis, comment en repérer un infrarouge, et sauter sur le toit. Nous sommes restés là tout le trajet, la sueur refroidissant sur notre peau.

— Accroche-toi bien.

— Ouais, je n’y aurais pas pensé.

Elle m’a ri au nez dans la traînée aérodynamique.

Le taxi s’est arrêté pour une course près de la capitainerie, et nous nous sommes laissé glisser, effrayant les éventuels clients. Leur surprise a bientôt cédé le pas à des murmures et des regards désapprobateurs, nous faisant rire aux larmes. Il y avait un trou dans la sécurité du port au coin est des docks à flotteurs lourds – un angle mort aménagé l’été précédent par un pirate adolescent qui voulait s’amuser. Il l’avait vendu aux Guerriers Corail contre un holoporn. Je nous ai menés à une des rampes de chargement, et volé un ravitailleur à quille. Nous avons avancé à la rame, en silence, pour sortir du port, puis j’ai lancé le moteur et nous sommes partis pour Hirata avec des cris de joie.

Plus tard, dans le silence de la plongée, j’ai regardé la surface qui ondulait sous la lumière de Hotei, et j’ai vu son corps au-dessus de moi, pâle derrière les lanières noires de sa veste de flottaison et l’ancien équipement à air comprimé. Elle était perdue dans l’instant, à la dérive, peut-être dans la contemplation du mur de corail à côté de nous, ou simplement en train de savourer le froid de la mer contre sa peau. Pendant une minute, je suis resté en dessous d’elle, à apprécier la vue, à durcir dans l’eau. J’ai caressé du regard le contour de ses cuisses et de ses hanches, me suis concentré sur la barre de poils verticale à la base de son ventre, et sur les lèvres entraperçues quand elle battait des jambes pour avancer. J’ai regardé le ventre plat et musclé qui sortait du gilet de flottaison, le renflement évident de sa poitrine.

Puis il s’est passé quelque chose. Peut-être trop de chanvre de mer, ce n’est jamais une bonne idée avant de plonger. Ou un écho paternel de ma propre vie. Le corail a rampé dans mon champ de vision, et un instant il a paru basculer sur nous. L’érotisme de ses membres languides est retombé tout soudain sous la peur qu’elle soit morte ou inconsciente. Je suis remonté d’un coup, paniqué, la saisissant aux épaules et la retournant dans l’eau.

Elle allait parfaitement bien.

Les yeux écarquillés par la surprise derrière le masque, ses mains se posant sur moi en retour. Un grand sourire a fendu son visage, et elle a laissé de l’air filer entre ses dents. Gestes, caresses. Ses jambes enroulées autour de moi. Elle a sorti le régulateur, m’a fait signe de l’imiter, puis m’a embrassé.

— Tak ?

Après, dans le préfa à matériel que les Guerriers Corail avaient installé sur le récif, allongée avec moi sur un lit improvisé de combis de plongée d’hiver un peu moisies, elle paraissait surprise de la délicatesse avec laquelle je l’avais maniée.

— Tu ne vas pas me casser, Tak, je suis une grande fille. Et ensuite, les jambes de nouveau enroulées autour de moi, ondulant contre moi, riant de bonheur.

— Accroche-toi bien !

J’étais trop perdu en elle pour lui voler son argent sur le toit de l’autotaxi.

— Tak, tu m’entends ?

Eva ? Ariana ?

— Kovacs !

J’ai cligné des paupières. C’était la voix de Brasil.

— Oui, désolé. Quoi ?

— Un bateau qui approche.

Quand il a eu fini de parler, je l’ai remarqué aussi, le gémissement de petits rouages dans l’eau, acide par-dessus le grondement sourd du maelström. J’ai vérifié mon système de proximité, n’ai rien trouvé dans les traces grav. Suis passé en sonar et je l’ai vu, sud-ouest, remontant rapidement le détroit.

— Une vraie quille. Tu penses qu’on devrait s’inquiéter ? Difficile de croire que la famille Harlan se servirait de patrouilleurs à quille. Pourtant…

— On coupe la poussée. (Sierra Tres a pris la décision pour moi.) Flottaison stationnaire. Ça ne vaut pas le coup.

— Tu as raison. À contrecœur, j’ai trouvé les commandes de flottaison et j’ai coupé le support grav. Je me suis tout de suite senti couler sous le poids de mon matériel. J’ai touché le cadran de flottaison d’urgence et senti les compartiments du gilet se remplir. J’ai coupé le système dès que ma descente s’est interrompue, et j’ai flotté dans la pénombre, en écoutant le gémissement du bateau qui approchait.

Elena, peut-être ?

Des yeux verts étincelants.

Le corail qui nous tombait dessus.

Un autre tir de feu céleste a fusé. J’ai repéré la quille au-dessus de nous, grosse, et terriblement déformée d’un côté. J’ai étréci les yeux et enregistré les détails postdétonation en poussant le neurachem. Le bateau avait l’air de tracter quelque chose.

Et la tension m’a quitté d’un coup.

— C’est un charter, les p’tits gars. Ils ramènent une carcasse de baleine à bosse.

Le bateau nous a dépassés avec peine et s’est éloigné vers le nord, déséquilibré par son trophée. En fait, il n’était pas passé si près de nous. Le neurachem me montrait la carcasse à contre-jour sur la surface bleutée striée de quelques filaments de sang à sa suite. Le grand corps fuselé roulait contre le sillage, les nageoires étendues comme des ailes brisées. Une partie de l’aileron dorsal avait été arrachée et dansait dans l’eau, ses bords brouillés par des bosses et des filaments de chair. Des câbles défaits pendaient à son côté. Ils avaient dû le harponner plusieurs fois… celui qui commandait ce bateau n’était décidément pas bon pêcheur.

Quand les humains étaient arrivés sur Harlan, les baleines à bosse locales n’avaient aucun prédateur naturel. Elles étaient au sommet de la chaîne alimentaire, des chasseurs marins parfaitement adaptés, des animaux très intelligents et sociaux. Rien de ce que la planète avait pu créer ne pouvait les tuer.

Nous avons rapidement changé cela.

— J’espère que ce n’est pas un présage, a murmuré Sierra Tres à ma grande surprise.

Brasil a eu un bruit de gorge. J’ai vidangé les compartiments d’urgence de mon gilet et relancé le système grav. L’eau a soudain paru plus froide autour de moi. Derrière les gestes automatiques de vérification de cap et de suivi du matériel, j’ai senti une vague colère diffuse s’emparer de moi.

— Allez, on va en finir.

Mais mon humeur était toujours aussi sombre à mes tempes et derrière mes yeux quand nous sommes arrivés dans les ombres au pied de Rila, vingt minutes plus tard. Et projetés sur le verre de mon masque, les pâles points rouges de l’itinéraire de Natsume paraissaient s’intensifier en rythme avec mon cœur. L’envie de faire des dégâts était une marée montante en moi, comme l’éveil ou le rire.

Nous avons trouvé le canal que Natsume nous avait conseillé, sommes passés en appuyant nos mains gantées contre la pierre et le corail pour éviter de s’accrocher. Nous nous sommes hissés hors de l’eau sur une petite plate-forme de pierre que le logiciel avait colorée et signalée par un visage souriant vaguement démoniaque. « Niveau d’entrée », avait dit Natsume, abandonnant sa réserve monacale un bref instant. « Toc toc ». Je me suis assis et ai regardé autour de moi. Une légère lumière argentée tombait sur Daikoku, mais Hotei n’était pas encore levée, et l’écume du maelström et des vagues proches brouillait la lumière. Le panorama était plongé dans les ténèbres. Le feu céleste envoyait des ombres sur les rochers quand de nouveaux paquets d’artifices explosaient vers le nord. Le tonnerre déferlait dans le ciel. J’ai examiné la façade de la falaise un moment, puis la mer obscure dont nous sortions à peine. Aucun signe prouvant qu’on nous avait repérés. J’ai détaché la structure casque du masque de plongée et l’ai soulevée. Abandonné mes nageoires et plié les orteils dans mes bottes de caoutchouc.

— Tout le monde va bien ?

Brasil a grogné en guise d’acquiescement. Tres a opiné de la tête. J’ai attaché la structure du casque à ma ceinture, au creux de mes reins, là où il ne me gênerait pas, ai enlevé les gants et les ai rangés dans une poche. J’ai recalé le masque, plus léger, sur mon visage, et vérifié que le lien data était bien branché. En basculant la tête en arrière, j’ai vu l’itinéraire de Natsume s’ouvrir devant nous, chaque prise signalée en rouge.

— Vous voyez bien ?

— Ouais. (Brasil a souri.) C’est moins marrant, non ? De l’avoir tout marqué comme ça.

— Tu veux ouvrir la voie ?

— Après vous, monsieur Eishundo.

Sans me laisser le temps d’y penser, j’ai tendu la main et saisi la première prise indiquée et me suis soulevé. Une poussée, une prise pour l’autre main. La pierre était trempée par les embruns, mais l’adhérence Eishundo a tenu bon. J’ai ramené la jambe pour m’appuyer sur une corniche, j’ai basculé mon poids et j’ai tiré.

Et quitté le sol.

Du gâteau.

La pensée m’a traversé l’esprit alors que j’avais fait vingt mètres, et m’a laissé un rictus un peu fou. Natsume m’avait prévenu que les premiers moments de l’escalade étaient trompeurs. « C’est un truc d’homme singe. Beaucoup de balancements, de prises attrapées in extremis. De grands gestes, et on a encore de la force, à ce moment-là. Tu vas te sentir bien. Mais souviens-toi, ça ne va pas durer. »

J’ai retroussé les lèvres, comme un chimpanzé, et crié tout bas. En dessous de moi, la mer s’attaquait inlassablement à la pierre. Le bruit et l’odeur remontaient vers moi en longeant la pierre et m’enveloppaient dans le froid et l’humidité. J’ai réprimé un frisson.

Se hisser. S’accrocher.

Petit à petit, je me suis rendu compte que le conditionnement diplo n’avait pas encore manifesté sa présence pour lutter contre le vertige. Avec la façade rocheuse à cinquante centimètres de moi et les muscles Eishundo qui faisaient leur travail, j’en étais venu à oublier que j’étais au-dessus du vide. À partir d’une certaine hauteur, la pierre a perdu la couche humide laissée par le maelström, et le rugissement répétitif des vagues a disparu dans le fond sonore. Mes gènes de gecko rendaient les prises petites ou lisses très confortables. Et surtout, c’était peut-être la touche finale Eishundo, mais ce que j’avais dit à Natsume paraissait vrai – mon enveloppe savait ce qu’elle faisait.

Puis, comme j’atteignais une série de prises et de corniches que le masque indiquait comme un endroit où se reposer, j’ai regardé comment Brasil et Tres se débrouillaient, et j’ai tout foutu en l’air.

Soixante mètres en dessous, même pas un tiers de la distance, et la mer n’était qu’une noirceur moutonneuse, soulignée de l’argent de Daikoku là où elle se soulevait. La jupe de récifs à la base de Rila reposait dans l’eau. Les deux grands rochers qui encadraient le canal dans la direction d’où nous venions me paraissaient assez petits pour tenir dans ma main. Le ressac de l’eau entre les deux était hypnotique et m’attirait vers le bas. La vue paraissait osciller.

Le conditionnement est arrivé, écrasant la peur. Comme une porte coupe-feu sous mon crâne. Mon regard est remonté vers la pierre. Sierra Tres m’a touché le pied.

— Ça va ?

Je me suis rendu compte que j’étais là, immobile, depuis une minute.

— Je me repose.

La voie s’inclinait vers la gauche, diagonale contournant un large dévers dont Natsume nous avait dit qu’il était plus ou moins impossible à escalader. Au lieu de grimper, il avait franchi le bas du dévers presque la tête en bas, les pieds calés contre les replis et fissures de la pierre, les doigts cramponnés contre des angles de pierre qui méritaient à peine le nom de prises, jusqu’à ce qu’il puisse enfin poser les deux mains sur une série de corniches de l’autre côté et se remettre en position verticale.

J’ai serré les dents et commencé à faire comme lui.

À mi-chemin, mon pied a glissé, m’a fait basculer et a délogé ma main droite de la pierre. Un grognement réflexe, et je me suis retrouvé suspendu par le bras gauche, les pieds battant pour trouver une prise bien trop haute pour qu’ils l’atteignent. J’aurais crié si les tendons de mon bras convalescent ne l’avaient pas déjà fait pour moi.

Chier !

Accroche-toi bien.

La prise gecko a tenu bon.

Je me suis recroquevillé à partir de la taille, tendant le cou pour voir les prises marquées sur le verre du masque. De petites inspirations paniquées. J’ai logé un pied contre une bulle de pierre. La tension s’est à peine déplacée de mon bras gauche. Incapable de voir clairement avec le masque, j’ai tendu la main droite dans le noir pour trouver une prise.

Là.

J’ai déplacé mon pied sur quelques centimètres pour coincer l’autre à côté.

Accroché, le souffle court.

Non, putain, t’arrête pas !

Il m’a fallu toute ma volonté pour déplacer la main droite jusqu’à la prise suivante. Deux autres mouvements, et il m’a fallu le même effort horrible pour continuer. Trois autres déplacements, un angle tout juste à peine plus favorable, et je me suis rendu compte que j’étais presque de l’autre côté. J’ai tendu la main, trouvé la première des corniches et me suis hissé, en pleine hyperventilation et me traitant de tous les noms. Une véritable prise, profonde, s’est offerte. J’ai posé mon pied sur le rebord le plus bas. Me suis affalé avec soulagement contre la pierre froide.

Tu empêches les autres de passer, Tak. Les laisse pas coincés là-dessous.

J’ai gravi en hâte les prises suivantes jusqu’à être au-dessus du dévers. Une large plate-forme brillait en rouge sur mon affichage, un visage souriant dans l’air. Point de repos. J’ai attendu que Sierra Tres et Brasil émergent d’en bas et me rejoignent. Le gros surfeur souriait comme un gosse.

— T’as failli m’inquiéter, Tak.

— Laisse tomber, tu veux ? Laisse tomber.

On s’est reposés une dizaine de minutes. Au-dessus de nous, les remparts de la citadelle étaient clairement visibles, des bords francs saillant des angles chaotiques de la pierre naturelle. Brasil m’a indiqué le sommet.

— Plus très loin, hein ?

— Ouais, et il ne reste que les razailes comme souci.

J’ai sorti mon répulsif et m’en suis aspergé généreusement. Tres et Brasil m’ont imité. La petite odeur verte paraissait plus forte dans les ténèbres. Ça ne ferait jamais fuir un razaile, mais au moins ça les dégoûterait. Et si ça ne suffisait pas…

J’ai extrait le Rapsodia de son holster contre mes côtes et l’ai appuyé contre un patch à équipement sur ma poitrine. Il y est resté accroché, facile à attraper en une fraction de seconde si ma main pouvait se permettre de lâcher prise. Si je devais affronter une colonie de razailes surpris et en colère avec des petits à défendre, le tout à flanc de falaise, je préférerais de loin le Sunjet lourd que j’avais passé en bandoulière. Mais je ne pourrais jamais le manier dans ces conditions. J’ai grimacé, ajusté le masque et revérifié le jack. Avec une grande inspiration, je suis reparti à l’assaut.

La falaise devenait convexe, nous forçant à monter avec un dévers de vingt degrés. Le chemin ouvert par Natsume zigzaguait sur la pierre, gouverné par la quantité très restreinte de prises correctes, et même les occasions de se reposer étaient rares. Le temps que la paroi se remette à la verticale, mes bras me faisaient mal, de l’épaule au bout des doigts, et ma gorge était à vif à force de haleter.

Accroche-toi bien.

J’ai trouvé une fissure en diagonale signalée sur l’affichage, l’ai suivie pour laisser de la place aux autres, et j’y ai coincé un coude. Puis je suis resté accroché, mou, pour reprendre mon souffle.

L’odeur m’est parvenue en même temps que j’ai vu les petites guirlandes blanches suspendues au-dessus de nous.

Huileux, acide.

C’est parti.

J’ai tordu la tête et regardé vers le sommet pour être sûr. Nous étions juste sous le nid de la colonie. Tout le rocher était poissé de leur sécrétion crémeuse dans laquelle les embryons razailes étaient directement mis au monde pour leurs quatre mois de gestation. À l’évidence, quelque part juste au-dessus de ma tête, des petits arrivés à terme s’étaient dégagés et avaient pris leur envol, ou avaient plongé vers la mer. Vive Darwin.

Oui, eh ben, évite de penser à ça, d’accord ?

J’ai poussé la vision neurachem et examiné la colonie. Des silhouettes noires marchaient et battaient des ailes çà et là sur des monticules blancs, mais ils n’étaient pas si nombreux. « Les razailes, nous avait assuré Natsume, ne passent pas beaucoup de temps dans leur nid. Ils n’ont pas d’œuf à couver, et les embryons se nourrissent directement dans la sécrétion. (Comme la plupart des grimpeurs chevronnés, il était expert amateur sur le sujet.) Vous aurez quelques sentinelles, une ou deux femelles qui mettent bas et peut-être des parents bien nourris qui rajoutent un peu de cocon autour de leur petit. Si vous avancez prudemment, ils vous foutront la paix. »

J’ai fait une nouvelle grimace et commencé à monter dans la fissure. La puanteur s’est intensifiée, et des lambeaux blancs ont commencé à adhérer à ma combinaison. Le système caméléochrome a blanchi partout où la matière se collait. J’ai arrêté de respirer par le nez. Un coup d’œil rapide entre mes bottes m’a montré que les autres me suivaient, le visage crispé par l’odeur.

Puis, bien sûr, la fissure a disparu et l’affichage m’a montré que les prises suivantes étaient sous la toile. J’ai hoché la tête pour moi-même et plongé la main dans cette horreur jusqu’à trouver une pointe de roche qui ressemble à l’affichage rouge. Elle avait l’air assez solide. Une deuxième incursion m’a trouvé une autre prise encore meilleure et j’ai cherché du pied un rebord lui aussi recouvert. Même en respirant par la bouche, je sentais la graisse dans ma gorge.

C’était pire que le dévers. Les prises étaient bonnes, mais chaque fois, il fallait traverser la toile épaisse et collante pour les trouver. Il fallait guetter l’ombre diaphane des embryons au travers de la paroi. Parce que même embryonnaires, ils pouvaient mordre. Et l’hormone de peur qu’ils libéreraient dans la toile aurait l’effet d’une sirène chimique. Les sentinelles nous tomberaient dessus en quelques secondes. Et nos chances de les repousser sans tomber ne me plaisaient guère.

Coller la main dedans. Fouiller.

Trouver sa prise. Monter.

Se dégager et secouer la main. La puanteur libérée, étouffante. Recommencer.

Nous étions couverts de filaments blancs, et j’oubliais peu à peu ce qu’était l’escalade sur pierre propre. Au bord d’un passage dégagé, je suis passé devant un jeune mort et déjà bien avancé, pendu par les serres à un nœud de toile qu’il n’avait pas eu la force de rompre. Il était mort de faim. Le cadavre putréfié ajoutait de nouvelles nuances douceâtres à la puanteur ambiante. Au-dessus, un embryon presque à terme a paru tourner la tête pour me regarder tandis que je plongeais la main dans la toile à un mètre de lui.

Je me suis hissé sur une corniche rendue ronde et collante par la toile.

Le razaile m’a foncé dessus.

Il devait être aussi surpris que moi. Avec les vapeurs montantes de répulsif, la silhouette noire et massive qui a suivi, on peut le comprendre. Il a donné plusieurs coups de bec en direction de mes yeux, frappant le masque et me rejetant la tête en arrière. Le bec a fait un bruit strident contre le verre. J’ai perdu la prise de ma main gauche, pivoté sur la droite. Le razaile a coassé et s’est rapproché, frappant vers ma gorge. J’ai senti le bord denté du bec qui ouvrait ma peau. À court d’options, je me suis ramené vers la corniche avec la main droite. Ma main gauche, accélérée par le neurachem, a saisi la bestiole par le cou, l’a arrachée à la corniche et l’a jetée vers le bas. Un nouveau coassement surpris, puis une explosion d’ailes membraneuses. Sierra Tres a hurlé.

J’ai saisi une nouvelle prise avec ma main gauche et regardé vers le bas. Ils étaient tous les deux encore là. Le razaile était une ombre volante qui reculait de plus en plus, planant vers la mer. J’ai recommencé à respirer.

— Ça va ?

— Tu pourrais éviter de recommencer ? Ce serait sympa, a grincé Brasil.

Ça n’a pas été nécessaire. L’itinéraire de Natsume nous a menés dans une zone de toile ancienne et arrachée, puis sur une étroite bande de sécrétion plus épaisse, et nous avons quitté la colonie. Une dizaine de bonnes prises plus tard, nous étions accroupis sur une plate-forme artificielle, juste sous le pan des fortifications de la citadelle.

Sourires crispés pour tout le monde. Il y avait assez de place pour s’asseoir. J’ai activé le micro à induction.

— Isa ?

— Oui, je suis là.

Sa voix était particulièrement aiguë, lourde de tension, et ça m’a fait sourire.

— On est en haut. Préviens les autres.

— D’accord.

Je me suis rappuyé contre la pierre et j’ai respiré librement. En regardant l’horizon.

— Je n’ai aucune envie de recommencer.

— Il reste encore cette petite chose, a dit Tres en montrant la fortification.

J’ai suivi le mouvement et regardé les fondations du mur.

« Architecture colo, avait dit Natsume presque avec mépris. C’est tellement baroque qu’ils auraient aussi bien pu y mettre une échelle. (Et l’étincelle de fierté que tout son temps chez les Renonciateurs n’avait pas réussi à effacer.) En même temps, ils ne s’attendaient pas que quelqu’un arrive jusque-là. »

 

J’ai examiné les rangées sculptées sur le ventre de la structure. C’étaient avant tout des motifs standard, vagues et ailes, mais on trouvait par endroits le visage stylisé de Konrad Harlan et certains de ses parents les plus connus de l’époque Colo. Soit une bonne prise tous les dix centimètres. La base des fortifications était à trois mètres. J’ai soupiré en me relevant.

— Bon, allez.

Brasil s’est mis debout à côté de moi, regardant l’angle de la pierre.

— Ça a l’air facile, hein ? Tu penses qu’il y a des senseurs ?

J’ai appuyé sur le Rapsodia pour m’assurer qu’il était encore bien fixé contre ma poitrine. Fait coulisser le Sunjet dans son étui derrière moi.

— Qu’est-ce qu’on en a à foutre ?

J’ai levé la main, saisi l’œil de Konrad Harlan et j’ai crispé mes doigts. Puis j’ai commencé à avancer avant de réfléchir. Trente secondes suspendu, et je me suis retrouvé sur le mur vertical. J’ai trouvé le même genre de bas-reliefs pour monter, et j’ai accédé à un parapet large de trois mètres, qui surplombait un cloître ornemental en forme de larme, gravier hersé et rochers alignés à grand soin. Une petite statue de Harlan près du centre, la tête penchée et les mains pliées en méditation, sous l’ombre d’un Martien idéalisé dont les ailes étaient étendues pour protéger et transmettre le pouvoir. De l’autre côté de l’espace arrondi, une arche royale délimitait la sortie vers les cours ombragées et les jardins de l’aile des invités.

Le parfum des herbes et des fruits de corniche m’a enveloppé. Mais il n’y avait pas le moindre bruit dans le vent. Les invités devaient tous être dans le complexe central, où les lumières étaient allumées et la fête semblait battre son plein, portée jusqu’à nous par le vent. J’ai poussé le neurachem et entendu des cris de joie, une musique élégante qu’Isa aurait haïe, et une voix qui chantait de façon magnifique.

J’ai tiré le Sunjet de son holster et l’ai allumé. Posé là dans les ténèbres en bordure de la fête, la mort entre les mains, je me suis senti comme un esprit maléfique de légende. Brasil et Tres sont arrivés derrière moi et se sont écartés sur le parapet. Le gros surfeur avait une vieille carabine massive entre les mains, et Tres tenait son blaster dans la main gauche, la droite occupée par son kalachnikov à balles. Son expression est devenue distante quand elle a comparé ces deux armes dans ses mains, comme si elle se demandait laquelle garder, laquelle jeter. Le ciel nocturne s’est illuminé d’un trait de feu céleste et nous a illuminés, bleus et irréels. Le tonnerre a grondé. Au milieu de tout cela, le maelström poussait encore son appel.

— Bon, allez, ai-je soufflé.

— En effet, assez attendu, a dit une voix depuis l’ombre parfumée. Veuillez lâcher vos armes.

Furies Déchaînées
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